Histoire

Le cycle des dentistes

Avant d’actionner la machine à remonter le temps, l’évocation d’un récent épisode de ma vie professionnelle me semble nécessaire. Certes, sa nature reste exceptionnelle. Il n’en est pas moins emblématique et illustre l’évolution connue par l’art dentaire au cours d’une même vie humaine.

Au terme d’une séance de soins, une fidèle patiente m’expose ses craintes à propos de son père. Dans mois de cinq ans il allumera ses cents bougies. Il reste droit comme un « i », lit sans lunettes et jamais n’eut recours aux soins d’un dentiste. Or, depuis quelques jours, il présente un léger oedème à la joue droite. Ma visiteuse aimerait le soumettre à mon examen. Toutefois elle me met en garde. Il arrive au vieux monsieur de rompre verbalement l’enchaînement logique des causes et des effets. La semaine suivante je la revois en compagnie de l’auteur de ses jours. Je constate l’exactitude du portrait. Le magnifique vieillard se porte comme le Pont-Neuf. Il irradie la joie de vivre. Tandis que sa fille demeure dans le salon, je l’installe sur le fauteuil dentaire et passe son espace buccal en revue. Son excellent état tient du prodige. Mon patient confirme n’avoir jamais mis les pieds chez un
dentiste puis se ravise :

- « Ah, si ! avant la guerre de 14-18, j’accompagnai un jour mon père qui allait se faire soigner. »
Mon contrôle identifiera l’origine du petit oedème. Le vieil homme dut tout simplement se mordre la joue. Soudain, il me pose une question :
- « Et votre collègue, où est-il ? »
Je lui dis ne pas avoir de collègue mais une consoeur qui opère dans le cabinet mitoyen.
- « Oui, persiste-t-il, mais votre collègue qui fait du vélo ? »
Je feins de ne pas entendre et achève l’examen. Le nonagénaire demande derechef :
- « Mais où est le vélo ? »


Je lui affirme ne pas en avoir besoin car mon appartement se trouve à deux pas du cabinet.
Visiblement mon interlocuteur reste sur sa faim. Je le reconduis au salon et prend sa fille en aparté.
Après l’avoir rassurée au sujet de son père, je ne résiste pas à la tentation de faire état de cette histoire de vélo. Soulagée, la jeune femme éclate de rire puis dissipe l’énigme :
- « Cela, père nous l’a fréquemment raconté. Lorsqu’au début du siècle il accompagna mon aïeul chez le dentiste, un assistant actionnait les appareils rotatifs en pédalant sur un vélo statique. »
Le rouge de la honte me monte à la figure. A cet homme du quatrième âge, doté d’une mémoire éléphantesque, j’avais imputé une absence. Sa bienheureuse ignorance résultait d’une exceptionnelle immunité dentaire.

Il avait entrevu la dentisterie à l’aube de son développement contemporain et la retrouvait – sans en avoir besoin – à l’âge du laser et des composites. En quelques décennies l’art dentaire avait progressé à pas de géant. Pourtant l’examen de l’histoire, avant cet envol, réserve maintes surprises. Au fil des siècles la dentisterie se hissa parfois au niveau du sacré pour rechuter ensuite au rang du
charlatanisme. Mais même au coeur des périodes obscurantistes, cette discipline révéla ça et là des novateurs aptes à imaginer et parfois à appliquer des méthodes d’avant-garde.

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Un ver sans vergogne

Toujours en Haute Mésopotamie et à la même époque, l’esprit humain va enfanter une créature mythique. Il s’agit du ver dentaire. Son inexistence matérielle sera la paradoxale garantie de sa longévité. Il faudra attendre le XVIIIème siècle avec les travaux de Pierre Fauchard pour extirper cette croyance. La cosmogonie locale en explique ainsi la genèse : Anu créa le ciel, lui-même générateur de la terre, des rivières, des canaux et des marais. A leur tour ces marécages vont donner
naissance au ver. A Shamash, Dieu du soleil et à Ea, Dieu de l’eau, le nouveau venu réclame nourriture et boisson. Les divinités lui proposent figues mûres et abricots. Mais le ver décline cette offre et explique son ambition : « laissez-moi m’élever et demeurer entre la dent et la gencive. De la dent, je veux sucer le sang. De la gencive, je veux sucer la racine. »
En dépit de quelques aménagements et adaptations aux mythologies spécifiques à chaque pays, l’histoire fera le tour du monde. Elle inspirera les écrivains, les artistes et malheureusement… les dentistes.

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Humour et dentifrice

Certes Dioclès de Carystus, médecin athénien contemporain d’Aristote, se soucie d’hygiène dentaire. A sa pratique il conseille : « Chaque matin brossez-vous les gencives et les dents à l’aide de vos doigts garnis d’un peu de poudre de menthe ».

Rome surclassera la Grèce dans la pratique de cet entretien. A leurs invités les Romains fortunés offrent des cure-dents en or. Le bon usage exige d’en user entre les différents services. Ecrivain du premier siècle de notre ère, Martial trempe sa plume dans l’acide pour dépeindre l’état dentaire de ses contemporains : « Les dents de Lucania sont belles et blanches, celles de Thaïs sont vilaines. Comment l’expliquer ? Les dents de la première sont fausses, celles de la seconde sont les siennes. Quant à toi Galia, tu ôtes tes dents pour dormir comme tu le fais pour ta robe de soie ».

Plus loin, l’auteur satirique fait parler une poudre dentifrice contrainte de nettoyer les fausses dents d’une dame âgée : « Qu’as-tu encore besoin de mes services ? Laisse-moi plutôt les offrir à une très jeune fille car je ne peux pas me faire à l’idée de nettoyer les dents que l’on s’est achetées ».
Des Etrusques, les Romains hériteront d’une remarquable maîtrise dans la restauration buccale. A l’aide de couronnes en or, ils soignent les dents abîmées et pallient les absences à l’aide d’une sorte de bridge. Les poudres destinées à l’hygiène buccale deviennent monnaie courante. Les ingrédients de base sont les poudres d’os, d’huîtres et de coquilles d’oeuf. Parfois on y adjoint du miel. Il arrivera ensuite que l’on ajoute de la myrrhe ou du salpêtre au mélange. Dotées de puissantes vertus astringentes, ces substances passent pour consolider le sourire. Ainsi la poudre dentifrice jouait un double rôle.

La formule « deux produits en un » était inventée.
Influencée par les canons de l’esthétique hellénique, Rome a le culte du beau. Or la perfection esthétique passe par le sourire resplendissant de blancheur. Dans le dessein d’accentuer cat éclat la bonne société romaine utilise un produit qu’elle baptise « nitrum ». Cette substance, sans doute du carbonate de potassium ou de sodium, est brûlée avant d’être étalée sur les dents afin d’en rehausser la brillance.

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La bouche? Une mine d’or!

Signé Perrault, Grimm ou Andersen, ce pourrait être un conte de fées. L’ennui est que l’histoire de la dent naturelle en or trouva un large crédit auprès de nombreux savants. De braves professeurs échafauderont des hypothèses pour expliquer le prodige. Un nombre incalculable d’essais sera publié sur la question.
Cette dent a certes une existence réelle. En 1953 on la découvre dans la bouche d’un jeune garçon originaire de Silésie. On s’arrache le môme âgé de sept ans. En 1593, Jakob Horst lui consacre un essai de quelque 145 pages. Les astrologues tirent leurs plans sur la comète. Les religieux crient au miracle.

Certains imputent le phénomène à la haute teneur en or des eaux locales. C’est tout juste si boursiers et cambistes de toute l’Europe ne viennent pas faire des cures d’eau thermale en Silésie !
Puis patatras ! le château de cartes biseautées s’écroule. Le jeune polisson avoue la supercherie. Il s’est prêté aux manoeuvres d’un orfèvre de bon aloi sinon disciple de Saint Eloi. Grand zélateur du progrès scientifique, l’écrivain Fontenelle relatera à nouveau l’affaire un siècle plus tard afin de ridiculiser la superstition.

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Lors du Grand Siècle, celui du Roi-Soleil, la bêtise et ses semelles de plomb s’efforceront encore de lester le progrès. Elle n’empêchera pourtant pas de spectaculaires envolées. Comme par un effet de capillarité, le rationalisme gagne du terrain en Europe. A tout seigneur, tout honneur, Descartes édite le « Discours de la Méthode » en 1637. À Londres, Amsterdam, Milan, Paris, de partout fusent les bonnes nouvelles. En 1628, William Harvey met en évidence le principe de la circulation sanguine. Puis grâce à la construction du premier microscope par le hollandais Zacharias Janssen, l’Italien Marcello Malpighi découvre les capillaires en 1661. Ainsi se trouve confortée la théorie de la circulation du sang. Anthony Van Leeuwenhoek ira dans la même direction. En 1678, il décrit devant la Royal Society les petits canaux dentaires de manière exhaustive. En 1685, l’Italien Giovanni Alfonso Borelli publie l’état de ses recherches sur la mécanique des muscles. Désormais on est à même d’établir le coefficient masticatoire.
Au XVIIème siècle, le clair-obscur ne se manifeste hélas pas seulement en peinture. Le parti dévot fait de la résistance. En 1633, la condamnation de Galilée par l’Inquisition dissuadera Descartes de mettre sous presse son « Traité du Monde ». Quant à Molière, il peut se féliciter de bénéficier d’un royal parapluie protecteur. Outre les Tartuffophobes, la cohorte médicale a plus d’une dent contre lui. Elle ne lui pardonne pas ses « Médecin malgré lui », « Amour médecin », « Médecin volant » et autres Diafoirus qui, à la différence du « Malade », ne sont pas du tout imaginaires.