Psychologie

Les particularités de la relation dentiste-patient

Le patient dans tous ses états

Psychologie de la peur

En ne comprenant pas les angoisses, l’anxiété, l’appréhension de ses patients, le dentiste risque de passer totalement à côté de la richesse de son métier. Dès l’instant où il a pris conscience de l’impact de toutes ces peurs diffuses, parfois confuses qui habitent la plupart des patients, le praticien va pouvoir anticiper un certain nombre de réactions. La qualité de son exercice s’en ressentira automatiquement. Le praticien qui saura gérer les angoisses et l’anxiété de ses patients, parce qu’il les aura comprises, pourra alors réaliser des plans de traitements intéressants et s’épanouir pleinement. En revanche, en ignorant l’angoisse, le praticien risque d’occulter complètement la relation humaine en se réfugiant dans une approche purement technicienne. Un patient n’a pas envie de confier son corps, sa bouche, ses dents, sa santé, à un soignant qui n’est pas passionné, convaincu et convaincant, parce que réfugié dans une approche mécanique. Approche qui ne peut se révéler décevante, tant sur le plan clinique qu’économique.

Eradication de la douleur peropératoire et persistance de l’angoisse:

Un argument fondamental aurait dû améliorer la condition du dentiste : l’éradication de la douleur peropératoire. L’affinement des anesthésies et les progrès opératoires ont eu raison de cette douleur, ou du moins la réduisent dans des proportions considérables. Cette nouvelle aurait dû être révolutionnaire. La douleur n’était-elle pas le plus solide des bastions de la peur éprouvée à l’égard du dentiste ? Son éradication aurait dû radicalement changer la réputation tant redoutée du praticien et ouvrir l’espace d’une nouvelle relation, dénuée de toute anxiété. Et bien non, cette révolution n’a pas eu lieu. La trouille instinctive, presque automatique provoquée au seul énoncé du mot « dentiste » reste bien vivace.

Une hypothèse pourrait expliquer la persistance de cette peur irrépressible. Au cours d’un passé récent, la douleur focalisait l’attention du patient. Dès lors qu’il ne souffrait plus, l’espace mental libéré a pu être réinvesti par d’autres frayeurs, plus subtiles mais non moins pernicieuses. L’utilisation du pluriel à propos de la peur s’impose d’ailleurs car l’angoisse, nous l’avons tous noté, a un pouvoir multiplicateur.
Une fois la douleur peropératoire supprimée, on aurait presque pu se demander s’il était encore nécessaire de tenir compte des angoisses du patient. Après tout, on ne lui faisait plus vraiment mal, et un travail indispensable était effectué. Cette politique s’apparenterait, en fait, à celle de l’autruche. En réalité, même dans le cas où elle n’atteint pas le stade de la phobie, la peur s’associe souvent à la panique, et entraîne toute une série de manifestations que nous connaissons tous : palpitations cardiaques, gênes respiratoires ou autres réactions physiques paralysantes. Bref, la peur est définitivement contre-productive. Le soigné qui en est la proie traînera des pieds à l’idée d’adhérer à tout plan de traitement. Il se retranchera, par exemple, derrière le paramètre financier afin de décliner toute proposition thérapeutique.

Empreinte et transmission des angoisses de l’enfance:

Les patients n’ont pas eu le temps d’intégrer la rapidité des progrès effectués en odontologie. Les « supplices » endurés chez le dentiste lors de l’enfance demeurent gravés dans leur mémoire.
Certes, le temps s’est écoulé, mais l’enfant qui demeure en nous ignore, ou n’a pas intégré, l’évolution survenue. Souvent, il ne peut s’empêcher de narrer à sa progéniture ses mésaventures passées, pensant la vacciner contre « l’épreuve » à venir. Même s’il ajoute ensuite que le « féroce arracheur de dents » de son enfance a cédé la place aujourd’hui à un praticien délicat et expert, le mal est fait. L’enfant ne retiendra que les aspects anxiogènes de l’histoire. Pourquoi du reste, souscrirait-il à cet hypothétique « happy end » que maman et papa ne connurent pas eux-mêmes ?

N’oublions pas que l’éradication de la douleur qui aurait dû logiquement entraîner celle des peurs, concerne essentiellement la souffrance peropératoire. A un lectorat professionnel, épargnons l’inventaire de l’arsenal dont nous disposons aujourd’hui afin de la prévenir. Toutefois, un détail apparemment accessoire mérite d’être analysé. Il s’agit des substances préanesthésiantes. Plus que leur portée thérapeutique, leur valeur symbolique apparaît capitale. En effet, la création puis l’utilisation de tels produits illustrent l’une des préoccupations majeures de la nouvelle odontologie : éliminer le début du commencement du moindre inconfort chez le patient. Cette précaution extrême est symptomatique. Elle repousse les frontières de la douleur en supprimant le pincement de la piqûre, elle-même chargée d’éradiquer toute souffrance opératoire.

Impact comportemental des douleurs préopératoires :

Si nous étions cyniques, nous pourrions dire qu’une phase antérieure de la douleur – la préopératoire (la « rage de dents ») – représente un allié objectif pour le dentiste. Ne propulse-t-elle pas le patient vers nos cabinets ? Si nous ne sommes pas responsables de cette douleur, nous avons, en revanche, le privilège de pouvoir l’éradiquer. Envisagée sous cet angle, l’intervention nous réintègre pleinement dans notre fonction médicale. Lorsqu’un praticien met un terme à ce mal paroxystique capable d’envahir le patient et de réduire sa personnalité aux dimensions de dent dolente, il devrait recevoir toute sa gratitude. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas.

Ambivalence d’un patient sous l’emprise de la douleur :

Ainsi, un patient me fournit-il un jour un exemple des réactions étonnantes que la douleur peut provoquer. En proie aux pires affres, il avait effectué une entrée tapageuse dans le cabinet. Déstabilisé par la douleur, il disait tout et n’importe quoi. Il se déclarait même prêt à me donner sa carte bancaire et à m’indiquer son code confidentiel si je le délivrais de son calvaire !
Je m’efforce de le calmer, l’installe, puis j’entreprends l’intervention. Comme on pouvait s’y attendre, le miracle – celui que vous avez tout opéré – se produit. Chassé par la douleur, le naturel revient au galop. Lorsque l’assistante lui remet la feuille de soin, le patient commence à ergoter. Il s’étonne qu’en fonction du ticket modérateur, quelques euros puissent demeurer à sa charge. Dans sa lancée, il en vient à poser des questions ineptes quant à l’asepsie du cabinet avant de quitter les lieux en bougonnant.

Cette anecdote clinique illustre bien l’ambivalence, l’ambiguïté de certains patients sous l’emprise de la douleur. Elle provoque des réactions qui n’ont pas fini de nous surprendre.

Elever le seuil de la tolérance à la douleurTangible et souvent inévitable, la douleur postopératoire déculpe la crainte éprouvée à l’égard du dentiste. Succédant à une plus ou moins brève accalmie, elle soumet le patient au régime de la douche écossaise. L’image du praticien oscillera au rythme de ces fluctuations. Du rôle de sauveur, à l’instant où le patient est libéré de sa douleur, il sera rétrogradé au rang de traître, presque d’escroc, dès lors que la douleur resurgira.

Cas de réapparition d’une douleur en postopératoire :

L’évocation d’une intervention endodontique en deux temps met bien en scène cette volte-face. Imaginons un patient taraudé par une pulpite. Toutes affaires cessantes, il va consulter. Une fois l’extirpation du paquet vasculo-nerveux réalisée, il repartira avec le sentiment de renaître à la vie. Une semaine plus tard, il revient au cabinet. La seconde intervention sera consacrée à l’obturation canalaire. Lorsqu’à ce moment, il prend congé de son dentiste, le patient considère l’affaire comme classée. Déjà, lors du soin précédent, on avait « dévitalisé » le nerf responsable de sa souffrance. Aucun désagrément majeur ne s’en était ensuivi. Aussi, dans l’esprit du soigné, le traitement final avait caractère de fignolage. Or, le lendemain (ou parfois le jour même), la douleur va l’assaillir à nouveau !
Certes, le mal ainsi ressuscité est moins insupportable que le précédent. Il n’en est pas moins lancinant. Sensible à la pression, la dent semble se trouver aux frontières de l’expulsion. De violents élancements la traversent. Leurs échos se répercutent jusqu’au maxillaire. Lors de la « rage de dents », l’agression inattendue va engendrer un traumatisme. L’apparente incohérence de cette évolution l’aggravera.

Moyens de prévention de la douleur :

En aval comme en amont de ses interventions, le chirurgien-dentiste doit donc prévenir et contrôler la douleur de son patient. A cet effet, il dispose bien sûr de l’artillerie des analgésiques. Sont-ils totalement efficaces ? On peut parfois en douter, car la plupart d’entre eux agissent essentiellement sur la sensation, mais ont de moindres effets sur la perception, comme sur la réponse à la douleur. On soulignera encore la limitation de leur rayon d’action dans la durée. Initie-t-on une politique médicamenteuse afin d’améliorer les cycles de l’anxiété et de la douleur ? Il conviendra alors de recourir à un dosage important réparti sur de plus longues périodes. En outre, ces remèdes demeureront des palliatifs et risqueront de surcroît de produire des effets iatrogènes.
On peut donc songer à recourir aux méthodes psychologiques.

Des techniques de relaxation à l’hypnose, elles sont nombreuses et donnent souvent des résultats intéressants. Mais leur apprentissage puis leur application nécessitent un certain engagement de temps de la part du praticien. De plus, ces méthodes postulent avant tout la totale adhésion du patient. Or, cet accord ne sera pas automatique. Un solide ancrage rationaliste peut de surcroît amener des réticences. Le soigné risque d’assimiler ces techniques à quelques résurgence de pratiques magiques.
Quels que soient les efforts déployés pour atténuer la douleur, il faut rester conscient que les angoisses du patient persisteront. Sans prétendre être exhaustif, il semble nécessaire de dresser la liste des principales sources de nos patients, qui vont bien au-delà de la peur de la douleur.

Dialoguer et expliquer en permanenceL’accompagnement psychologique du patient procède de l’ancestral terpnos logos de l’école hippocratique. Il se fonde sur le dialogue, l’explication factuelle et permanente. La condition préalable à sa mise en œuvre est le recours conjoint au bon sens et au doigté. Nulle autre voie ne semble mieux parvenir à impliquer le patient dans son traitement.

Son itinéraire se résume à anticiper par la description sereine, chacune des étapes du traitement, à la situer dans son contexte puis à en exposer les éventuels désagréments collatéraux. Loin d’éluder l’hypothèse de la souffrance, le praticien en exposera objectivement les manifestations possibles. Ce « parler vrai » aura pour premier effet bénéfique de crédibiliser l’ensemble du discours thérapeutique et de tordre le cou à la rengaine « menteur comme un arracheur de dents ». Toutefois, son mérite essentiel résidera dans l’élévation du seuil de tolérance à la douleur. En effet, les traces de peur émulsifiées dans la narration semblent vacciner le patient contre les peurs de plus grand format. Ce type de mithridatisation présente une frappante analogie avec la désensibilisation des personnes allergiques. A partir d’une démarche similaire, le psychiatre Christophe André cite dans son ouvrage « Psychologie de la Peur »(1), le cas du spécialiste en thérapies cognitives et comportementales. Afin de traiter un phobique des injections, le thérapeute l’invite à manipuler une seringue. Puis l’auteur souligne :  » dans le domaine très particulier des peurs pathologiques, nous savons qu’il est préférable d’avoir ce que je nomme des « patients experts » informés sur leur trouble plutôt que des patients sans information et sans repères ».

Dans cet accompagnement psychologique, les dentistes sont considérablement aidés par les nouvelles technologies. Grâce au capteur d’images de la radiographie numérique, ils peuvent, en temps réel, présenter au patient un véritable documentaire sur sa bouche. Ceux qui croiraient détecter dans ce luxe d’informations un risque de dilapider inutilement le temps du soignant doivent être détrompés. Conforté par cette approche sécurisante, le patient acceptera mieux un plan de traitement ultérieur lorsque, par exemple, l’utilité d’une couronne lui sera détrompée. Conforté par cette approche sécurisante, le patient acceptera mieux un plan de traitement ultérieur lorsque, par exemple, l’utilité d’une couronne lui sera démontrée, images à l’appui.
Aussi simple en est le propos, notre méthode exige de la rigueur et un suivi méticuleux. Grâce à l’information qu’il dispense, il coupe l’herbe sous le pied de la très anxiogène agression surprise. Une fois prévenu d’une éventuelle douleur postopératoire, il ne sera pas exceptionnel que le patient annonce un degré de souffrance inférieur aux prévisions. S’il a été bien « briefé », il ira jusqu’à déclarer son acceptation d’une douleur révélatrice du processus de guérison en cours.
Toute cette stratégie s’inscrit à part entière au sein du programme d’alliance thérapeutique que nous définirons plus loin.

1. André Ch. Psychologie de la peur « craintes, angoisses et phobie ». Editions Odile Jacob, Paris, 2005.

Médias et institutions : alimentation de la peur

> Médias et publicités mensongères

Ainsi, les médias, ultime source d’alimentation de la peur, ne cessent d’attiser le brasier. La presse, la radio, les films, les spots publicitaires, les séries télé, la littérature réactivent tous les clichés associés aux dentistes.
Une publicité qui passait en boucle sur les radios illustre parfaitement ce propos. Elle raconte l’histoire d’un père de famille qui renonce à partir en vacances parce qu’il doit financer les lunettes des enfants et également un bridge de quatre dents. « Ce bridge qui coûte 1 500 €, explique la mutuelle d’assurance, nous allons vous le rembourser intégralement ».
Cette publicité pernicieuse laisse entendre qu’un bridge de quatre dents coûte 1 500 €, ce qui est évidemment totalement faux. Chaque patient confronté à un devis d’un bridge de ce type constatera que son coût est au moins deux fois plus élevé et conclura immédiatement qu’il a affaire à un escroc. Voilà comment on entretient le cliché du dentiste arnaqueur.

> Contribution des institutions à l’angoisse des patients

Qui plus est, il arrive parfois que les représentants des pouvoirs publics apportent leur contribution au concert diffamatoire. Un exemple parmi d’autres : en 1998, une émission de la série « Capital » est consacrée aux dentistes. Notre profession y est abordée sous l’angle financier. On a réussi à trouver un praticien « repenti » de la « mafia dentaire ». La mine confite, il raconte son histoire. Tout frais émoulu de la faculté, il entre alors comme assistant chez un ponte de la profession. Il va être contraint à d’ignobles besognes. Son patron l’oblige à saccager sournoisement la dentition des patients. Une fois ce terrain dévasté, il devra proposer de coûteux travaux. N’écoutant que sa conscience, le jeune dentiste démissionne, définitivement écœuré.

Malheureusement, il a fait l’amalgame et considéré que les quelques 40 000 dentistes français agissaient comme l’escroc à qui il venait d’avoir affaire. Il a préféré quitter la profession. Fin du reportage, début du débat sur le plateau, où figure Bernard Kouchner, ministre de tutelle de l’Ordre des chirurgiens dentistes. On aurait attendu de lui une position mesurée, qui nous permette de sortir de la caricature présentée par le reportage. Il ne réagira pas…
Trois ans plus tard, d’autres circonstances démontreront que ce comportement se trouvait même en retrait de la pensée profonde de Bernard Kouchner. En septembre 2001, il participe aux journées parlementaires des Verts. Un dentiste le questionne sur la prise en charge des prothèses et des soins dentaires : « Cochons de dentistes ! Vous n’êtes pas à plaindre. Je connais vos salaires (sic) moyens ».
Ouvrons donc le petit Robert. Il nous propose trois définitions du mot « cochon » lorsqu’il est appliqué à l’être humain. Il s’agit soit « d’une personne qui est sale ou salie », soit « d’un individu qui a le goût des obscénités » ou encore « d’une personne grossière et immorale ».

Ce spectacle offert par un « responsable » (!) officiel de haut niveau est déjà de par lui-même pitoyable. Mais au ridicule vient s’ajouter l’odieux. Quels dégâts un tel matraquage grossier et imbécile va-t-il produire sur l’inconscient collectif ? Indubitablement, la première conséquence sera, selon le cas, soit la création, soit le renforcement d’une nouvelle ramification de la peur : celle d’être ruiné voire escroqué par le chirurgien-dentiste. (1)

1. Selon une étude ADF, la majorité des patients qui pénètrent dans un cabinet dentaire ont des manifestations émotionnelles plus ou moins conscientes. Globalement, ce taux atteint 82 % et se décompose de la manière suivante : 25,4 % présentent une sudation ; 22,4 % ont des contractions musculaires exagérées ; 12,4 % ressentent des douleurs abdominales ; 10,3 % traversent des phases de tachycardie. On peut présumer que des déclarations apparentées à celles de M. Kouchner n’ont guère de chance d’amener une baisse de ces pourcentages.

Contrepoison ou comment dissiper les peursLe meilleur antidote que nous puissions opposer à la désinformation pernicieuse réside dans l’application systématique de l’alliance thérapeutique. Force nous est de tenir compte des casseroles attachées à notre profession, inévitablement génératrices d’angoisses. Afin de s’en affranchir, sautons sur toute occasion de souligner l’aspect thérapeutique de nos interventions. Ainsi, le fréquent rappel de notre collaboration avec les autres médecins spécialistes, afin de détecter les foyers dentaires infectieux propices à l’émergence de pathologies, débouche sur une éclatante remédicalisation de notre fonction. La politique d’explication permanente conduite tout au long de chaque traitement milite encore dans cette direction. N’hésitons pas à nous montrer perfectionnistes. L’usage systématique de la prescription par voie d’ordonnance, ne serait-ce qu’à l’usage de simples produits d’hygiène, équivaut à un utile rappel de notre rôle de soignants. Cohérentes sous leur apparence disparate, ces mesures ont presque valeur de panacée. Elles contribuent à dissiper les peurs diffuses et à dédramatiser, démystifier, les soins.

« Process » paradoxal de la peur

 > Régulation de la peur

« Toute chose est poison en puissance. Seule la juste dose fait qu’elle ne le devient pas ! ». L’aphorisme de Paracelse va comme un gant à la peur. Effectivement, le bal de la peur est impeccablement réglé. Elle se déclenche, s’active, s’estompe pour épouser les rythmes de l’existence. Fulgurante réponse à un péril immédiat, elle mobilise le sujet, l’amène à faire face. Comme si la peur se trouvait munie d’une échelle autorégulatrice, elle module au cas par cas sa propre intensité en fonction de celle de la menace imminente.

Imaginons un individu circulant dans une allée. Soudain, posté à quelques mètres, un pit-bull s’apprête à fondre sur lui. Le degré de peur ressenti par la victime en puissance sera très élevé. Si, en revanche, le décor se trouve modifié et que la grille d’un jardin s’interpose entre le molosse et le promeneur, un sérieux bémol sera mis aux frayeurs du passant. Si la même personne aperçoit l’animal écumant sur l’écran d’une télévision, ses réactions se limitent à une peur résiduelle. Apte à évaluer les situations, son psychisme a calqué le dicton chinois : « le simple énoncé du mot chien ne suffit jamais à mordre quiconque ».

 > De la peur rationnelle aux phobies

Hypothèse optimale car s’il est admis qu’un moteur, objet étranger aux états d’âme, puisse s’emballer, pourquoi n’en irait-il pas parfois de même avec l’homme, carrefour de sensations impalpables ? Au fil de l’existence, il a mémorisé des événements traumatisants, vécu des confrontations pénibles, photographié les modèles familiaux aux prises avec des situations insoutenables puis, enfin, intégré des messages de mise en garde. Comment la peur peut-elle garder la bonne fréquence, rester rationnelle alors qu’elle est brouillée par autant de parasites ? Faut-il s’étonner ensuite que des réminiscences mal assimilées provoquent des séismes dépourvus de toute logique apparente ? Dans cette optique d’emballement, la peur va déstabiliser le sujet puis se muer en panique incontrôlable. Déjà, le cap de la pathologie est atteint. L’état confusionnel va engendrer des réactions excessives à l’un ou à plusieurs des stimuli spécifiques inscrits au répertoire des phobies. Ainsi nomme-t-on les peurs liées à la survenue de certaines circonstances. Elles sont légion ! Sans prétendre à l’exhaustivité, un encadré de l’encyclopédie Quid en recense 103. De quoi y perdre son latin ou plutôt son grec, puisque les néologismes créés afin de les désigner, sont tirés de cette langue. Vous avez dit : « apopathodiaphulatophobie » ?
Que l’une de ces nuisances majeures fasse surface chez un être humain, elle entraînera le plus souvent des effets en cascade ; d’autres phobies s’agglutineront à la première (1). Un exemple caricatural peut illustrer ce cumul. Envisageons le cas d’une personne hantée conjointement par la peur de parler (logophobie) et par celle de souffrir de paresse intestinale. On imagine son désarroi au moment de verbaliser cette seconde déficience baptisée : apopathodiaphulatophobie.

1. En 1998, le British Journal of psychiatry fit état d’une étude démontrant que les phobies spécifiques ne surviennent à l’état isolé que chez un quart des sujets.

 > L’odontophobie

Au sein d’un tel classement évocateur de l’entomologie, l’odontophobie recouvre à la fois la peur des atteintes dentaires et celle ressentie à l’égard du praticien chargé de remédier à ces affections tant redoutées. On notera qu’en fonction de l’empilement des peurs, cette phobie pourra, elle-même, soit résulter de l’hématophobie (peur du sang) ou de la bélénophobie (peur des aiguilles), soit les provoquer ou encore en être accompagnée. Prétendre établir le catalogue des phobies et de leurs combinaisons possibles revient à manier un kaléidoscope. Il convient donc plutôt de s’attacher à l’étude des peurs majeures et itératives propices à paralyser la relation entre le praticien et son patient. En effet, qu’il s’agisse de gestion du cabinet dentaire, d’éthique ou de l’élémentaire préoccupation humaniste, la peur demeure l’ennemi n°1 du soignant comme elle reste celle du soigné.

Circuit de la peur

L’addition de toutes les peurs du patient, auxquelles s’ajoutent celles générées par le dentiste, systématiquement confortées par les médias et institutions, nous permet de mieux appréhender nos difficultés.
Bien entendu, le corps des chirurgiens-dentistes est censé avoir l’épiderme robuste. Aussi agaçant soit-il, ce harcèlement devrait le laisser impavide. En revanche, le public ne peut rester insensible à ces messages. Dans ce contexte, le soigné demeure la source d’alimentation principale. Légende du dentiste menteur, arracheur de dents, escroc au passage, « cartoon » montrant le praticien armé d’une pince gigantesque : les clichés s’additionnent et s’impriment sans restriction dans le subconscient du récepteur jusqu’à provoquer une situation de blocage. Fonctionnant comme un circuit électrique, la peur est alimentée en permanence par toutes ces sources – angoisses du patient, peurs générées par le dentiste et entretenues par les médias – jusqu’à provoquer des courts circuits : la peur peut alors devenir phobie. Dès lors, nous comprenons mieux pourquoi la relation dentiste-patient est si particulière.

Une relation particulière

La relation du patient et de son dentiste est atypique. Il est essentiel d’en avoir pris conscience pour aborder les premières rencontres dans les meilleures conditions. Elle n’est pas comparable avec celle entretenue avec un autre médecin, généraliste ou spécialiste, parce que le dentiste n’est pas un médecin comme les autres. De nombreux soignants ont tendance à se réfugier derrière investigations et examens, comme si la technique jouait un rôle d’écran entre soignant et soigné. Phénomène d’autant plus accentué que le médecin n’a pas été formé à la communication sur les bancs de l’université. Aujourd’hui on n’a plus peur du médecin généraliste ou de l’ORL. Le diagnostic ou le traitement ne conviennent pas au patient ? On se tourne vers un autre médecin pour solliciter un avis supplémentaire, voire différent.

Avec un dentiste les choses se passent totalement différemment. Déjà parce que le patient, à un moment ou à un autre de la consultation, va devoir s’allonger, accepter que des instruments entrent dans sa bouche et se laisser opérer en direct, sous anesthésie locale, les yeux grands ouverts. Le dentiste risque d’être invasif, du moins dans son imaginaire. Cette pénétration est loin d’être neutre.


Changer de dentiste : une démarche difficile

Quand on interroge les patients, il est très intéressant de constater qu’à la question « combien de généralistes avez-vous vu dans votre vie ? », il n’est pas rare d’entendre dix, quinze, vingt… En revanche, les dentistes consultés sont beaucoup moins nombreux.
Parce que changer de dentiste n’est pas une démarche facile. Il faut être dans une relation de confiance, s’engager dans un traitement et pouvoir s’abandonner. Cet abandon est partie intégrante du cursus des soins. Mieux, c’est une condition nécessaire. Quant on s’allonge sur le fauteuil de son dentiste on ne peut plus rien faire, on accepte de perdre le contrôle. Cela me frappe dans mon propre cas. Quand il m’arrive d’être dans la peau du patient, allongé sur le fauteuil de Mon dentiste, je ne suis plus rien d’autre que moi, complètement livré, je ne cherche même pas à analyser ses gestes. Non, je m’abandonne.

Garder du recul tout en établissant une relation humaine

Amusons-nous à effectuer un parallèle entre le travail du chirurgien et celui du dentiste.
Un chirurgien a face à lui une personne endormie, inconsciente. Au contraire, le dentiste opère un patient éveillé, ce qui modifie profondément la situation.
Dans un reportage télévisé, le cardiologue Bernard Deloche, président de la Chaîne de l’Espoir, allait chercher un enfant malade au Cambodge pour le ramener en France, afin qu’il puisse être opéré. Dans l’avion, la fillette est placée quelques rangs derrière lui il passera peu de temps avec elle et expliquera au journaliste qu’il évite ainsi d’entrer dans une relation trop affective avec l’enfant qu’il va opérer. Il perdrait sa neutralité et risquerait ainsi d’être perturbé durant la phase opératoire.
De même, si le dentiste est trop impliqué, son travail est plus complexe. Il est alors nécessaire de se retrancher derrière une autorité pour retrouver la juste distance.


« Les dents de ma mère »

J’ai dû soigner ma mère, avec qui j’ai une implication affective évidente. Elle avait de graves problèmes au maxillaire supérieur. Les dents restantes n’étaient plus récupérables et je ne pouvais construire de bridge à ce stade. Sans recours aux implants, elle aurait une prothèse adjointe totale. Voir ma mère porter un « dentier » était pour moi une idée insupportable. Comme tout un chacun, je n’ai pas envie de voir vieillir ma mère. J’ai donc essayé de repousser les limites. J’ai demandé à un ami chirurgien de lui poser des implants. Logiquement, dans ce protocole opératoire, il faut attendre six mois d’ostéo-intégration. Ce délai est incompressible. Cependant, les techniques médicales, aujourd’hui, permettent parfois de mettre en charge directement les implants. Donc, j’ai poussé le chirurgien à opter pour cette solution, malgré ses mises en garde. En ne respectant pas le protocole normal – que j’applique par ailleurs systématiquement à mes patients – je me suis jeté tête baissée dans une situation pénible où effectivement on est allé de complication en complication. Ma mère a perdu deux implants, un mois après l’intervention, il a fallu refaire des bridges provisoires. Elle a dû être réopérée, la phase provisoire a été allongée, j’ai été dépassé, perturbé par ces difficultés, que je n’ai pas habituellement. La réaction de ma mère a davantage compliqué la situation : elle-même n’était pas satisfaite de l’aspect esthétique de son bridge provisoire ! J’ai dû stopper ce processus. Je lui ai expliqué fermement que ce confort fonctionnel devait lui permettre d’attendre la phase suivante. Il a fallu que je réussisse à faire preuve d’autorité, pour recadrer la situation. Prendre de la distance était la seule solution pour rationaliser mon plan de traitement. Mon implication affective m’avait conduit à prendre de mauvaises décisions.

Avoir de l’empathie, être humain, comprendre et s’adapter aux situations psychologiques ou personnelles de chacun ne signifie pas qu’il faille perdre tout recul et s’engager dans une relation affective. Dans le cadre de reconstructions esthétiques et fonctionnelles importantes, il est préférable de garder sa neutralité pour faire les choix les meilleurs et obtenir les résultats attendus. Sans confondre relations humaines et relations affectives.

Le patient et son histoire

L’éradication de la douleur peropératoire a libéré l’imagination du patient. En réalité, cette appréhension de la douleur occultait de nombreuses autres peurs. Nouvelles peurs finalement encore plus angoissantes que celle de la douleur.
Le patient porte l’histoire léguée par ses parents et il a déjà un certain nombre de clichés dans la tête. L’impact de ces legs transgénérationnels, conjugués aux effets des clichés véhiculés par les médias, ne fera que renforcer cet état d’anxiété.

A ces scénarios, s’ajoute son propre vécu. Cette superposition va façonner ses peurs avec une charge de stress particulière. Enfant, on est soigné par le dentiste de ses parents. Adolescent, on est toujours soigné par le dentiste des parents. Mais l’adolescent peut repousser ces visites chez le dentiste, comme beaucoup d’initiatives parentales. Il peut finir par se débarrasser du dentiste de ses parents, dans la logique de son parcours de construction. Cette étape s’inscrit dans l’évolution normale d’une personne. La rupture des soins à l’adolescence est d’autant plus fréquente qu’à quinze ou vingt ans, on se sent souvent éternel, indestructible. On constate d’ailleurs, chez nombre de patients, quel es problèmes dentaires ont pris naissance à cette période de la vie. Souvent, c’est dans l’urgence que le parcours de soins est réintégré. Sinon, les dents sont un patrimoine, un capital santé important. Là, notre jeune adulte va commencer à se soigner.
C’est pour cette raison qu’il arrive fréquemment que l’on choisisse véritablement son dentiste vers la trentaine. Dans le cadre d’une première consultation, il faut intégrer cette donnée et prendre en considération le vécu, les expériences de la personne, bonnes ou mauvaises.

Comprendre la complexité de la relation dentiste-patient, c’est intégrer l’idée que l’on ne peut se limiter à une approche purement technicienne. On pourrait imaginer que faire l’impasse sur la relation humaine, psychologique, simplifierait notre exercice. Cette approche réductrice est forcément contre-productive.

L’état du patient face au dentiste
Aller chez le dentiste reste une épreuve.
  • Le patient est angoissé, stressé
  • Le patient est habité par de nombreuses peurs
  • Le patient doit accepter de s’abandonner, de perdre le contrôle
  • Le patient va se laisser opérer en direct, alors qu’il est parfaitement éveillé